La structuration du design : Mingei VS design industriel
Ces (nouveaux) premiers instants d’échanges engendrent de nombreux changements : si la pratique d’agencer son intérieur avec des meubles occidentaux était réservée aux notables, elle s’étend à quelques progressistes dans les années 1920 ; la presse relayant cette nouvelle tendance participe à la diffuser plus largement.
Occidentalisation rime avec industrialisation : alors que la création japonaise est jusqu’alors régie par les kogei, littéralement « art et artisanat traditionnels », ne distinguant pas la main de la machine, un processus croissant d’industrialisation va s’engager sur le territoire. La création de l’Institut de recherche sur les arts industriels, IARI, en 1928 à Sendai par le Ministère du Commerce et de l’Industrie en est l’exemple le plus éloquent. En réaction à cette récente orientation, le mouvement Mingei va émerger sous la houlette du philosophe et critique d’art Soetsu Yanagi (1889-1961) épaulé des potiers Shoji Hamada (1894-1978) et Kanjiro Kawai (1890-1966) : mettant en valeur les objets du quotidien et la beauté des formes façonnées par l’être humain, le Mingei est centré sur l’artisanat et a encore aujourd’hui de fortes résonances dans la création contemporaine, prouvant la longévité et l’importance du mouvement.
Pour orienter la nouvelle branche industrielle du pays, l’IARI par l’intermédiaire de son ministère de tutelle, va accueillir plusieurs personnalités éminentes, issue des berceaux européens du Mouvement Moderne. Ainsi, l’architecte allemand Bruno Taut (1880-1938), fuyant le nazisme montant dans son pays, s’installe en 1933 et répand ses idées progressistes, notamment celle du Bauhaus – le critique Masaru Katsumi y participe aussi grandement ; à sa suite, Charlotte Perriand (1903-1999) est invitée en 1940, pour répandre la Modernité qu’elle est en train de créer aux côtés de Pierre Jeanneret (1896-1967) et Le Corbusier (1887-1965). Les conférences, visites et expositions lors des venues répétées de la designeuse vont marquer toute une génération de créateurs·trices ; la réciproque est vraie, rapportant dans ses valises l’esthétique japonaises, aussi bien dans les formes que les idées.
Les personnes et les idées du Fonctionnalisme et de la Modernité circulent, dans un sens comme dans l’autre. Alors que la première moitié du XXe siècle est marquée par la venue au Japon des architectes et designers européens, l’inverse émerge : de plus en plus de créateurs japonais se rendent en Europe et aux États-Unis pour observer in situ les procédés industriels et les modes de distribution. Après la Seconde Guerre Mondiale, le modèle va se pérenniser dans l’archipel et le Japon règne en maître sur l’un de ces domaines : la technologie.
Se démarquer : le Japon et la technologie
Le succès des articles bon marché produis en série par l’industrie japonaise est toute relative. Alors que le Japon prend le train industriel, le pays se tourne donc vers des entreprises florissantes, implantées depuis le XIXe siècle, participant encore aujourd’hui à la renommée du pays : les industries de hautes technologies, électroménagers et automobiles vont progressivement grandir et prospérer, des horloges Seiko aux voitures Toyota.
La guerre entraine la transposition des technologies usitées lors de cette dernière dans le champ quotidien. Le premier grand succès du marché interne n’est autre que le cuiseur à riz Toshiba (1955), révolutionnant le quotidien des foyers japonais ; il s’exporte à l’étranger, comme d’autres objets, comme les micro-ondes et télévisions Sharp dès les années 1960, autant de succès à travers de le monde.
L’un des domaines de pointes dans lequel le Japon excelle n’est autre que le transport : de ses trains à grande vitesse dont la forme s’inspire du courant streamline américain des années 1920 et 1930 à ses voitures, cette industrie, implantée depuis longtemps sur le territoire, connait de nouvelles avancées notamment suite à la guerre de Corée. Le premier grand succès est la Super Cub d’Honda produite à partir de 1958, dont la popularité est comparable à la mythique Vespa italienne conçues à la même période. Le domaine n’échappe pas à l’occidentalisation de son design et il faut attendre 1972 pour qu’une japonaise perce férocement le marché occidental : la Civic d’Honda est un best-seller.
Les décennies 1950 et 1960 se focalisent sur l’apparence de surface suite à l’avènement de la société de consommation : à contre-courant de cette tendance mondiale, le Japon va se focaliser sur ses forces sans évincer la règle car si les objets japonais portent dans leur ADN la marque d’une fabrication pointue et un bon design, la forme est toujours harmonieuse. Poussant les recherches sur les hautes technologies à un tout autre niveau, la miniaturisation devient l’un des atouts majeurs de l’industrie japonaise, des appareils électroniques Sony à la papeterie Pentel. Il est possible de relier cette particularité à la taille réduite et la finitude du territoire japonais, entraînant de petits espaces et un certain manque de ressources : l’épure, la flexibilité, la portabilité et le multi-fonctionnalisme sont ainsi les maîtres mots de l’esthétique japonaise. De l’iconique Walkman de Sony des années 1980 aux appareils photos « ultra-compact » comme l’Ictus de Canon en 2000, la miniaturisation virtuose des industriels japonais impactent directement le quotidien : marcher, faire du jogging, prendre le métro, partir en voyage sont autant d’expériences transformées.
Les autres champs de création vont progressivement se mettre au diapason industriel à partir de la Seconde Guerre Mondiale, sans jamais évacuer les savoir-faire artisanaux : le design japonais est un parfait mélange de tradition et de modernité.
Embrasser le design industriel
La défaite du Japon au sortir de la Seconde Guerre Mondiale entraîne la domination de son territoire par les forces américaines, autant physiquement qu’idéologiquement. Ainsi, outre la présence des GI – qu’il faut loger et qui n’ont pas les mêmes habitudes culturelles – le modèle de l’American Way of Life s’impose : les bouleversements économiques, sociaux et stylistiques sont considérables.
Suivant le modèle américain, le métier de designer se professionnalise en témoigne la création d’institutions, comme le Comité japonais du design en 1953, et de nouvelles associations, comme l’Association des artisans décorateurs japonais en 1956. Cependant, comme à son habitude, le Japon s’adapte. Ainsi, l’état est très impliqué dans le domaine, non seulement par l’intermédiaire de l’Institut d’Arts Industriels (IAI, ancien IARI) et soutient les grandes entreprises, contrairement aux États-Unis. De plus, alors que le règne du designer superstar est en marche, le Japon préfère la culture de groupe à celle de l’individu : peu de noms sont mis en avant mais les collaborations entre ingénieurs, designers, et équipe marketing sont mises en avant.
Quelques personnalités sont néanmoins placées sur le devant de la scène à partir de ces années 1950. L’entreprise Tendo Mokko, véritable Knoll japonais, spécialisée dans le mobilier en contreplaqué, l’a bien compris et va faire appel à des créateurs de renom pour augmenter son catalogue : Junzo Sakakura (1901-1969), Reiko Tanabe (née en 1934), ou encore le célèbre Isamu Kenmochi (1912-1971). Ce dernier est dans l’entourage de Bruno Taut lors de son passage au Japon : il est ainsi aux premières loges pour découvrir les nouveautés du design moderne. Sa collaboration mythique avec Isamu Noguchi (1904-1988) a donné lieu à l’unique exemplaire perdu de la Bamboo Chair : sa vannerie de bambou traditionnelle combinée à son esthétique organique occidentale résume parfaitement le design japonais Post-War, un trait d’union rassemblant le meilleur des deux mondes. Alors à la tête de l’IAI, Isamu Kenmochi part en voyage de repérage aux États-Unis en 1952 et rentre bien décidé à poursuivre l’entreprise commencée : convertir définitivement le Japon au design industriel, tout en respectant son territoire et son histoire. Il fonde ainsi l’Association des designers industriels japonais aux côtés d’un autre designer industriel de premier plan : Sori Yanagi (1915-2011).
Reconnu à l’international, il est l’assistant de Charlotte Perriand lors de son premier voyage. Aux premières loges pour découvrir le modernisme européen, il raconte que c’est elle qui l’a fait basculer définitivement vers le design. Ses objets comptent parmi les symboles du design japonais : de ses tabourets « Butterfly » et « Elephant » créés en 1954 à la Flamme Olympique des JO de 1964 en passant par le magnétophone H de Sony devenant le première designer de renom à travailler avec un fabricant d’électronique, il est le feu ardent du design industriel japonais de l’après-guerre.
Le processus de reconnaissance s’enclenche pendant les décennies suivantes : il faut alors citer l’un des objets les plus connus au monde, le flacon verseur de sauce soja Kikkoman créé par Kenji Ekuan (1929-2015) en 1961. À l’image de cette icône, le design japonais d’après-guerre se caractérise par la simplicité, le respect des matériaux, les formes organiques en lien avec la nature et une production entre tradition et modernité.
Redéfinir le Japon : le post-modernisme
Peu touché par la mode effervescente de l’éphémère et du pop des années 1960, le design japonais reste fidèle à lui-même. Les décennies suivantes sont en revanche décisives pour le pays : les années 1970 et 1980 vont jouer un rôle de catalyseur, grâce à une nouvelle génération de designers, réalisateurs et artistes redéfinissant l’image du Japon à l’international.
Shiro Kuramata (1934-1991) est la figure de proue de ce mouvement de redéfinition. Bousculant les codes, ce célèbre designer intellectualise la pratique et crée une véritable narration à travers ses œuvres invitant l’utilisateur·trice au questionnement grâce à ses jeux sur la pesanteur et la transparence. Les boutiques qu’il réalise pour le styliste Issey Miyake (1938-2022) à travers le globe sont toujours un évènement. Sur le même modèle, Shigeru Uchida (1943-2016), autre grand représentant du post-modernisme jouant autant sur la forme que le fond, le visible et l’invisible, signe les boutiques de son ami styliste Yohji Yamamoto (né en 1943) : ces deux duos sont des pointures subversives dans leur domaine, qui finalement se rencontrent.
Car désormais les champs de création s’interpénètrent : la porosité est de mise. Les architectes ont toujours créé du mobilier, à l’image du grand Kenzo Tange (1913-2005), et la nouvelle génération continue la pratique : Tadao Ando (né en 1941), Yoshi Taniguchi (né en 1937) ou encore Arata Isozaki (1931-2022) dont la chaise « Marilyn » de 1973 est ondulante de modernité, d’un aboutissement certain. Les années 1980 sont les moments de maturité du design japonais, embrassant de plein fouet la technologie et connaissant un succès à grande échelle. La lampe « Lavinia » de Masayuki Kurokawa (né en 1937) et le stylo « Z » de Mitsuo Maki (né en 1948) sont des icônes des années 1980.
Alors que la culture de masse se déploie et que les foyers sont inondés d’appareils électroniques séduisants, les designers japonais s’exportent et font vendre : si la pratique n’est pas nouvelle, elle s’intensifie et se pare de succès. Ainsi, l’assise « Wink » de Toshiyuki Kita (né en 1942) pour Cassina est un must-have ; tout comme les œuvres que signent Masanori Umeda (né en 1941) pour le groupe duchampien du design, Memphis (Milano), de son extraterrestre à son ring. Et les designers ne sont pas les seuls à faire sensation : certains styles et goûts japonais sont des modes incontournables : celle du minimalisme, inspiré du zen envahit le monde dans les années 1980 et les œuvres du studio Super Potato Design créé par Takashi Sugimoto en 1973 en sont de bons exemples ; celle du wabi sabi aussi se fraie un chemin et raisonne encore aujourd’hui notamment grâce à des architectes d’intérieur de renom : Axel Vervoordt, friand de cet esprit, le distille jusque dans l’intérieur de célébrités comme l’ex couple Kardashian-West.
Le Japon et son aura : la mondialisation
Les différents déploiements de la culture japonaise, autant physique qu’esthétique, sont permis grâce à la mondialisation. Plusieurs phénomènes en sont les symptômes : les manga, bien que dépréciés en France car considérés comme de la culture populaire – des politiques comme Ségolène Royal étaient contre ces productions – ont le vent en poupe, tout comme les Tamagochi, créés en 1996, parangons du raz-de-marée japonais dans notre quotidien, tout comme les jeux vidéos et les « Game Boy » de Nintendo. Le chien-robot « Aibo » d’Hajime Sorayama (né en 1947) pour Sony est quand à lui un unicum dont le monde entier parle. C’est par cette culture dite populaire que le Japon chamboule : tandis que le pays connait une certaine récession économique à la fin du siècle après le miracle économique des décennies précédentes, les gadgets vont lui assurer une progressive remontée.
Les échanges s’intensifient : tandis que de nouveaux designers et designeuses d’Europe marquent le paysage japonais aux premiers rangs desquels Jasper Morrison (né en 1959), Gae Aulenti (1927-2012), Philippe Stack (né en 1949), Ron Arad (né en 1951) ou encore Aldo Rossi (1931-1997), l’Occident reçoit la vague japonaise de plein fouet : la firme Muji, créée en 1980 à Tokyo par Tsujii Takashi (1927-2013), rencontre un succès international considérable dans les années 1990 diffusant un véritable art de vivre.
Dès les années 1980, comme dans le reste du monde, l’éclectisme est de rigueur : les styles se mêlent et s’entremêlent. Le fauteuil « Maki » de Jin Kuramoto (né en 1976), se jouant des codes de la cultures japonaise, côtoie l’assise « Cabbage » de Nendo, sensible aux préoccupations écologiques et fidèle à la tradition en réutilisant les tissus pliés jetés par Issey Miyake. En accord avec son temps, le design japonais se veut pluriel et la création embrasse les nouvelles technologies donnant lieu à des créations d’une magnétique présence, en témoigne le fauteuil « Honey-Pop » créé en 2000 par Takujin Yoshioka (né en 1967) et dont la renommée international et le talent l’ont fait travailler aussi bien avec Toyota que Kartell.
Malgré une mondialisation omniprésente, il est une constante inébranlable dans la création japonaise, qui en fait sa force : jamais le pays n’oublie son artisanat de pointe, son histoire, ses traditions et ses savoir-faire. L’un des domaines dans lequel il est le plus évident d’appréhender cette composante est sans nul doute la céramique : des céramiques de Nara aux céramiques contemporaines, les techniques sont époustouflantes. Alors qu’il est commun de se méprendre sur la datation des pièces de formes tant leur aspect est intemporel, les créations contemporaines d’un Fuku Fukumoto (né en 1973) ou d’une Futamura Yoshimi (née en 1959) sont tout aussi remarquables.
Le design japonais est d’une infinie richesse. Du Mingei aux créations contemporaines, il jouit d’une aura certaine : des créations de l’après-guerre à celles du post-modernisme, le design japonais est toujours de très bonne facture et se caractérise par des lignes épurées, un fonctionnalisme à toute épreuve et une esthétique harmonieuse. Si des tendances de décoration s’imposent à travers le monde au fil du siècle, de nouvelles émergent encore comme celle du Japandi, preuve que le rayonnement du Japon est encore immense – la saison « Japonisme » de 2018 en France en est encore un exemple fameux.
Faire (re)découvrir le design japonais est une mission que WA s’engage à mener.