Un tabouret bicéphale
Créé en 1954, le tabouret « Butterfly » se compose de deux fines feuilles de contreplaqué moulé parfaitement identiques, reliées par une tige en laiton assurant maintien, stabilité et robustesse à l’ensemble. Fabriqué et produit par l’éditeur japonais Tendo Mokko, spécialisé dans le mobilier en contreplaqué, il tire son nom de la forme de ses deux parties jumelles affrontées, rappelant la forme des ailes d’un papillon ; ses références ne s’arrêtent pas là, et son aspect général est largement inspiré des torii, ces portails marquant l’entrée des temples Shintô, et de certains kanji, les idéogrammes japonais. Loin de n’être qu’un bel objet inspiré de la nature, il est le parangon historique du caractère bicéphale du design japonais après la Seconde Guerre Mondiale.
Après sa défaite, le Japon voit son territoire dominé par les forces américaines aussi bien physiquement que théoriquement : la présence des GI et la diffusion de l’American Way of Life irriguent d’objets et de nouvelles techniques toutes les strates de la société. Un nouveau style de vie se fraie un chemin et se mêle à la culture locale, donnant naissance à de nouvelles pratiques. Progressivement introduit depuis le XIXe siècle, l’assise à l’occidentale rentre de plein fouet dans les intérieurs et le tabouret « Butterfly » en est un bon exemple. Son polymorphisme continue jusque dans les matériaux employés. Développant le contreplaqué à des fins militaires, Charles (1907-1978) et Ray (1912-1988) Eames l’appliquent à leur mobilier après la guerre : la technique s’exporte et ne cesse de s’améliorer, du Danemark (voir par exemple le fauteuil « Shell » de Grete Jalk édité par P. Jeppesen, 1963) au Japon.
Par ses matériaux et sa fonction, le tabouret « Butterfly » puise dans les avancées technologiques d’un Occident victorieux ; par sa forme et sa fabrication, il est parfaitement japonais, l’héritier d’une histoire aussi bien philosophique qu’esthétique. Sori Yanagi synthétise les idéaux de l’après-guerre : son tabouret, et plus généralement ses créations, est un trait d’union entre le design industriel et l’artisanat japonais, reflet de sa propre histoire.
Le reflet de Sori Yanagi
Sori Yanagi est l’un des designers japonais les plus importants de sa génération, aux premières loges de deux courants majeurs pour le design.
Sori Yanagi accompagne Charlotte Perriand (1903-1999) durant son premier séjour japonais en 1940 : assistant la designeuse française dans ses conférences, ses visites et ses expositions, il est à l’écoute des conseils qu’elle transmets à toute une génération de designers, artisans et fabricants. Elle répand la bonne parole du design industriel et du fonctionnalisme en insistant pour que jamais ne soit trahi leur identité japonaise, leur savoir-faire, leur signature. En 1952, Sori Yanagi est à l’initiative de la fondation de l’Association des designers industriels japonais (Japan Industrial Designer Association). Suivant les préceptes de sa mentor, chacune de ses créations est un condensé intelligent d’intégration des innovations contemporaines internationales et de modèles ancestraux japonais.
L’autre versant dans lequel il baigne est le mouvement Mingei, lancé dans les années 1920, partiellement en réaction à l’industrialisation, par son père, le philosophe et critique d’art Soetsu Yanagi (1889-1961) et les potiers Shoji Hamada (1894-1978) et Kanjiro Kawai (1890-1966) : prônant un retour à l’artisanat traditionnel et valorisant les objets quotidiens façonnés par l’être humain, ce courant connaît un grand succès et Sori Yanagi y est très sensible : le tabouret « Butterfly » par sa forme, ode à la culture japonaise, porte en lui certaines idées du Mingei ; preuve en est, l’affiche de l’exposition « L’esprit Mingei au Japon » au Musée du quai Branly – Jacques Chirac en 2008, arborait fièrement un exemplaire. « La véritable beauté n’est pas faite artificiellement, elle éclot naturellement » comme le designer le souligne.
Le tabouret « Butterfly » est une assise hybride : reflet d’un moment politique et social majeur, il ne trahit jamais son ascendance japonaise. Sori Yanagi réussit le tour de force de créer une nouvelle voie, synthétisant l’apport de deux branches distinctes et livre un design inondant les intérieurs depuis plus de 70 ans et conservé dans de prestigieux musées, du MoMA (New York) au MAD (Paris).